Permis de conduire : le dossier qui plombe le ministère de l'Intérieur
Stéphanie Fontaine, Stéphanie Fontaine et Jacques Duplessy , mis à jour
L’affaire, jugée à la Cour des Comptes (verdict prévu le 22 avril), ne fait aujourd’hui guère de bruit. Pourtant, tous les ingrédients sont réunis pour voir éclater un nouveau grand scandale : d’un côté, 40 millions d’euros dépensés à tort et à travers pour la refonte du système du permis de conduire, de l’autre, des marchés publics, toujours orchestrés par le ministère de l’Intérieur, passés dans des ambiances douteuses. Le meilleur reste sans doute à venir…
Les dates à retenir
- 2006 : une directive européenne impose de changer le format des permis de conduire. L’État français en profite pour lancer une grande réforme baptisée Faeton.
- 2010 : le projet Faeton est confié à l'Agence nationale des titres sécurisés (ANTS), établissement public sous tutelle du ministère de l'Intérieur.
- 2011 : l'ANTS signe un contrat estimé à 32,7 millions d'euros avec l'entreprise Capgemini, chargée de développer Faeton.
- 2013 : les permis de conduire au format carte d’identité apparaissent, sans que Faeton ne soit opérationnel.
- Fin 2014 : la facture de Capgemini explose à 53,8 millions d’euros (+64,5 %). Faeton ne fonctionne toujours pas.
- 25 avril 2014 : le ministre de l'Intérieur, Bernard Cazeneuve, signale au Procureur général près la Cour des Comptes que des investigations "ont permis de mettre au jour des dysfonctionnements importants dans la gestion" à l'ANTS, en particulier sur le projet Faeton.
- 25 mars 2016 : trois anciens responsables de l'ANTS comparaissent devant la Cour de discipline budgétaire et financière (CDBF), à la Cour des Comptes. Verdict le 22 avril.
Un système informatique payé très cher pour… rien !
L’affaire passerait presque inaperçue. L’audience du 25 mars de la Cour de discipline budgétaire et financière (CDBF) à la Cour des Comptes, chargée de réprimer les infractions en matière de finances publiques, révèle pourtant des informations et des pratiques hallucinantes ayant cours au ministère de l’Intérieur. Les dysfonctionnements sont de deux sortes : non seulement des millions d’euros ont été fichus en l’air, apparemment en dépit de la loi encadrant les marchés publics, pour la refonte du système national du permis de conduire (SNPC), mais des tractations, semble-t-il, malhonnêtes ont également entaché un autre gros contrat passé à Beauvau, le marché dit "TES" pour "Titres électroniques sécurisés", estimé à quelque 140 millions d’euros.
À l’audience de la CDBF, présidée par Didier Migaud lui-même, le premier président de la Cour des Comptes, trois anciens responsables de l’Agence nationale des Titres sécurisés (ANTS) sont sur le banc des accusés : les préfets Bertrand Maréchaux et Étienne Guépratte, qui ont dirigé de 2011 à la toute fin 2014 cet établissement public placé sous tutelle du ministère de l’Intérieur, et leur directeur adjoint, Cédric Siben. Tous trois sont soupçonnés de ne pas avoir respecté le code des marchés publics dans le cadre d’un contrat passé en 2011 avec l’entreprise Capgemini pour développer le projet Faeton.
Celui-ci a pour objet la mise en place d’un énorme système informatique capable de centraliser tous les dossiers liés au permis de conduire, de l'inscription en auto-école à la délivrance des titres, en passant par la gestion des points et donc des droits à conduire… L’ANTS, qui s’occupe déjà des passeports, des cartes grises et d’identité, a écopé quelques mois plus tôt des permis.
Pourtant, la refonte du carton rose s’est décidée bien avant 2011. C’est la directive européenne de 2006, qui impose à tous les Etats-membres, et donc à la France, d’adopter un modèle unique de permis – de format carte de crédit – qui a donné le coup d’envoi à ce projet. À l’époque, le ministre de l’Intérieur, un certain Nicolas Sarkozy, ne veut pas se limiter au simple changement de format. Il entend profiter de l’occasion pour réformer le système dans son ensemble et mettre au point le Big Brother des permis.
Une note 64,5 % plus chère !
Sauf que sept ans plus tard, à la date butoir du 19 janvier 2013, rien ou presque n’est prêt. Les nouveaux permis au format Carte Bleue sont reportés au 19 septembre de la même année, afin de permettre à la France de rester en conformité avec la législation européenne. Quant à l’énorme projet Faeton, aujourd’hui encore, il n’est toujours pas opérationnel. Depuis 2013, ce qui est en service c’est ce qu’on appelle en interne "Faeton I", et ça correspond tout simplement à un rafistolage du système existant depuis des lustres, le "vieux" SNPC.
Selon les documents en notre possession, à la fin de 2013, la facture pour Faeton seul – qui ne fonctionne donc toujours pas ! – dépasse les 41,3 millions d’euros. Soit déjà 26 % de plus que ce qui était initialement prévu. Quant au développement de Faeton I, si l’on en croit toujours les documents internes confidentiels récupérés, il aurait coûté plus de 12 millions d’euros sur 2013 et 2014. Au total, le contrat de Capgemini qui s’est achevé l’été dernier, estimé initialement à 32,7 millions d’euros, serait ainsi passé à 53,8 millions d’euros ! Ce serait donc carrément une hausse de 64,5 % qui serait à déplorer par rapport au coût annoncé au départ, quand la loi n’autorise qu’une augmentation de l’ordre de 15 à 20 %…
Que risquent les anciens responsables de l’ANTS pour ces dérapages financiers complètement incontrôlés ? La CDBF n'est de toute façon pas saisie pour contrôler l'ensemble des bons de commande et avenants signés au cours du contrat. Seule une partie est soumise à son jugement. Mais même si les seuls faits reprochés par la Cour n’ont guère été contestés à l’audience, il semblerait surtout que les trois inculpés ne puissent être tenus pour seuls responsables de ce gâchis. Même Capgemini n’y serait pas pour grand-chose !
C’est la gestion calamiteuse du ministère de l’Intérieur dans son ensemble qui est pointée du doigt dans ce dossier. Et pour un peu, les trois accusés apparaîtraient comme des boucs émissaires faciles… Voire la Cour serait carrément instrumentalisée dans cette affaire ! C’est en tout cas ce que laisse entendre le Procureur général, Gilles Johanet, qui a réclamé un complément d’information.
Règlements de compte à la Cour des Comptes
Concrètement qu’est-ce qui se cache derrière tout ça ? Pour Bertrand Maréchaux, le principal mis en cause dans ce dossier, il ne fait aucun doute que s’il est poursuivi aujourd’hui devant la CDBF, c’est pour le punir de ce qu’il a entrepris sur un autre marché public de l’ANTS. Le contrat en question, c’est le marché "TES" des "Titres électroniques sécurisés", qui devait être renouvelé en 2012.
Le premier "TES" avait été remporté en 2008 par le duo formé par Morpho, filiale de Safran, et Atos. Or, Maréchaux assure à la Cour qu’il a subi "des pressions diverses et nombreuses" de la part de l’une de ces deux entreprises, les "manœuvres" visant selon lui à l’empêcher de découper ce gros marché en plusieurs lots, et à le pousser à relancer un contrat global, ce qui favoriserait "inéluctablement" les sortants.
Pas difficile de retrouver l’entreprise en question. Dans le premier rapport de l’Inspection générale de l’administration (IGA), qui a eu à enquêter sur l’ANTS à trois reprises en moins d’un an, on y apprend que cette enquête de l’IGA a été déclenchée par une lettre de dénonciation envoyée par un cadre de Morpho au secrétaire général du ministère de l’Intérieur de l’époque, Didier Lallement. La missive dénonce la prétendue volonté de Bertrand Maréchaux d’évincer Morpho dans l’appel d’offres lancé pour "TES 2". Elle est signée de Samuel Fringant, recasé chez Morpho après avoir été chef de cabinet adjoint de Nicolas Sarkozy, à l'Élysée, ainsi que son chef de cabinet adjoint plus tôt, à Beauvau.
Les manœuvres troubles de Morpho
Dans sa lettre de dénonciation, datée du 30 octobre 2012, l’ancien gendarme écrit : "Je tiens à vous communiquer au plus vite ces éléments qui, en vertu de l’article 40 du code de Procédure pénale, semblent justifier une information à Monsieur le Procureur de la République (sans exclure pour autant une enquête administrative)". À notre connaissance, il n’y a point eu d’article 40, mais bien une enquête administrative confiée ainsi à l’IGA. Celle-ci ne confirme aucunement ces accusations, bien au contraire. "L’allégation de griefs sans fondement pourrait s’apparenter à une dénonciation calomnieuse", conclut l’Inspection.
Le marché "TES 2" a bien été pour finir alloti. Morpho n’a récupéré aucun lot. Et Bertrand Maréchaux, sur la base du rapport IGA, a annoncé son intention de déposer plainte pour dénonciation calomnieuse au secrétaire général du ministère de l’Intérieur. L’ancien directeur de l’ANTS raconte ainsi à la Cour que Didier Lallement lui a alors répondu "de façon ferme qu’un tel dépôt de plainte aurait des conséquences définitives sur la suite de [sa] carrière". Maréchaux a malgré tout porté plainte. Et le 29 mars 2013, il est viré "dans l’intérêt du service"… Et le voilà cité à comparaître devant la CDBF !
L’affaire est d’autant plus troublante que pour la première fois de son histoire, la Cour de discipline budgétaire et financière a été saisie par le ministre de l’Intérieur lui-même. En l’occurrence, le signalement adressé au Procureur général près de la Cour des Comptes est signé de Bernard Cazeneuve en date du 25 avril 2014. Si Didier Migaud confirme le complément d’instruction, il y aurait de quoi s’interroger au plus haut niveau.
Didier Lallement, aux premières loges, ne devrait pas non plus manquer d’être entendu. Il n’y aurait alors pas à chercher bien loin : l’ancien secrétaire général du ministère de l’Intérieur est en effet aujourd’hui conseiller-maître… à la Cour des comptes. La décision est en délibéré, et l’affaire, semble-t-il, ne fait que commencer. À moins que Didier Migaud ne trouve une astuce pour botter en touche ? Réponse le 22 avril, jour où le délibéré sera rendu public.
Le résumé de l'affaire
- En 2006, une directive européenne impose de changer le format des permis de conduire au plus tard le 1er janvier 2013. Le ministre de l'Intérieur Nicolas Sarkozy entend profiter de l'occasion pour réformer tout le système national du permis de conduire (SNPC). Ce grand projet est baptisé Faeton. Il est confié tardivement, courant 2010, à l'Agence nationale des Titres sécurisés (ANTS), établissement public sous tutelle du ministère de l'Intérieur.
- En 2011, l'ANTS signe un contrat avec l'entreprise Capgemini, estimé à 32,7 millions d'euros sur quatre ans, pour développer cette énorme application informatique que représente Faeton.
- Le 19 janvier 2013, date butoir initiale pour la délivrance des nouveaux permis de conduire, Faeton n'est pas prêt. Les nouveaux permis au format carte de crédit apparaissent finalement à partir du 19 septembre 2013. Faeton n'est toujours pas opérationnel.
- Fin 2014, le coût du contrat de Capgemini a explosé. Selon les documents en notre possession, la note s'élève à 53,8 millions d’euros, en hausse de 64,5 % par rapport au coût initialement estimé. Le contrat s'est achevé à l'été 2015, sans que Faeton ne soit prêt.
- Entre la fin 2012 et le début 2014, trois enquêtes de l'Inspection générale de l'administration (IGA) sont consacrées à l'ANTS, dont deux sur Faeton. Caradisiac s'est procuré ces trois rapports classés confidentiels.
- Le 25 avril 2014, le ministre de l'Intérieur, Bernard Cazeneuve, signale au Procureur général près la Cour des Comptes que les investigations de l'IGA "ont permis de mettre au jour des dysfonctionnements importants dans la gestion de [l'ANTS] et sa conduite, en particulier, du projet Faeton." Seules les conclusions du dernier rapport IGA, axé sur Faeton et surtout sur la seule responsabilité de la direction de l'ANTS, sont évoquées. Quelques mois plus tôt, un premier rapport IGA sur les retards de Faeton avait pourtant révélé l'importante responsabilité de la tutelle de l'ANTS - autrement dit du ministère de l'Intérieur - dans ce fiasco.
- Le 25 mars 2016, comparaissent devant la Cour de discipline budgétaire et financière (CDBF), à la Cour des Comptes, Bertrand Maréchaux, directeur de l'ANTS entre 2011 et 2013, principal accusé dans cette affaire, son successeur Étienne Guépratte (de 2013 à la fin 2014), ainsi que leur directeur adjoint, Cédric Siben.
À l'audience, éclatent les soupçons de malversations entourant un autre marché public de l'ANTS, le marché dit "TES" pour "Titres électroniques sécurisés". Le premier contrat TES, un marché global, a été remporté en 2008 par le groupement composé de Morpho, filiale de Safran, et Atos. Lors de son renouvellement en 2012, sous la direction de Bertrand Maréchaux, le contrat est découpé en trois lots. Atos prend le lot 1, Thalès le lot 2 (le plus important), Bull le lot 3. Morpho n'en récupère aucun.
Pour tenter d'éclaircir les "zones d'ombre" de cette affaire, le Procureur général Gilles Johanet réclame un complément d'information. Le jugement de la CDBF est en délibéré, le verdict est attendu pour le 22 avril.
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