Dans son cockpit, Jean Rondeau hurle de rage et de désespoir. A moins de trois heures de l’arrivée, le rêve tourne au cauchemar. Il actionne fébrilement le démarreur, le Ford Cosworth toussote et retombe dans le sommeil. Depuis quelques heures, le démarreur fonctionne mal et à chaque ravitaillement, les mécaniciens ont été obligés de l’arroser d’eau fraîche. Mais cette fois, Rondeau ne peut attendre aucune aide extérieure. Puis soudain, le son rauque du V8 emplit l’habitacle. Ouf ! Rondeau n’a pas encore perdu Le Mans et conserve même toutes ses chances avec quatre tours d’avance sur la Porsche de Ickx-Joest. Après un retour au stand pour une brève auscultation, Rondeau repart en pneus slicks car le déluge vient de cesser. Ivre de fatigue, vidé nerveusement, il craque derrière son volant. Tétanisé par sa sortie de route, il est incapable de retrouver les trajectoires et zones de freinage du circuit qu’il pourrait pourtant presque parcourir les yeux fermés. Il perd plus de 10 secondes au tour et Ickx, en vieux renard, a flairé le bon coup. En dépit d’une commande de boîte de plus en plus rétive, le Belge a réduit l’écart à moins de deux tours. A deux heures de l’arrivée, le suspens reste entier. Lorsqu’il s’arrête au stand, peu après 14h 30. Rondeau demande à Jean-Pierre Jaussaud d’assurer les deux derniers relais, sachant qu’il peut compter sur la solidité et le professionnalisme du vainqueur de l’édition 78. Dès lors, l’écart se stabilise, mais rien n’est encore joué. Il y a d’abord cette petite fumée bleue à la sortie des échappements qui fait craindre une fuite d’huile et puis à nouveau de grosses gouttes de pluie peu après 15 heures. Cette dernière heure de course n’en finit pas, Ickx rentre au stand pour monter des pneus pluie, mais Jaussaud, voyant poindre l’éclaircie, dévale la ligne droite des tribunes sans hésitation. Au bord du muret, Jean Rondeau sent l’angoisse l’envahir à nouveau : il sait que le plus aguerri des pilotes n’est pas à l’abri de l’aquaplaning. Les événements semblent lui donner raison. La Porsche de Ickx repasse devant les stands et de trop longues secondes s’écoulent sans que le museau noir de la Rondeau n° 16 apparaisse dans la chicane Ford.
Le voici enfin, au ralenti sur la piste détrempée, mais la voiture semble intacte. Une fois encore, la catastrophe a été évité de justesse :
"A quatre reprises" racontera Jean-Pierre, "la voiture s’est mise dans des positions dangereuses. A chaque fois, j’ai réussi à la rattraper, mais la cinquième fois, elle est partie en tête-à-queue au ras des glissières de sécurité. Le premier miracle est de n’avoir rien touché. Le second fut de repartir. Le moteur Ford n’a redémarré qu’à la troisième sollicitation. Comme quoi, nous étions vraiment les élus du ciel aujourd’hui."
Jean-Pierre a eu raison. La piste s’assèche presque aussi vite qu’elle s’est détrempée et Ickx en sera pour un double et inutile changement de pneus. La victoire se dessine pour la Rondeau et c’est au milieu d’une véritable marée humaine que Jean-Pierre Jaussaud franchit la ligne d’arrivée, rejoint bientôt par un Jean Rondeau véritablement porté par ses proches et le public. La foule hurle de bonheur, déborde d’enthousiasme et de reconnaissance pour ses héros…
Jaussaud en vieil habitué laisse éclater sa joie sans retenue. Rondeau met de longues minutes avant de puiser au fond de lui un sourire englouti sous des tonnes de stress et de fatigue. Il lui faudra encore plus longtemps avant de réaliser pleinement que lui, le gosse du Mans, vient de gagner les 24 Heures. Lui, l’inconnu, le sans grade à qui aucune grande équipe ne voulait confier de volant et qui décida, un beau jour, de devenir constructeur.
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